Avec son cabinet de conseil atypique et militant The Boson Project, entre think-tank et start-up, Emmanuelle Duez s’est imposée comme l’experte internationale des questions liées à la génération Y et à ses aspirations professionnelles. Avec son équipe, ils ont notamment mené une grande enquête sur les millennials dans plus de cinquante pays et ont conclu que les mutations observées ne sont pas un simple sujet de génération mais les symptômes d’une remise en cause profonde du modèle traditionnel de l’entreprise.
Le constat est sans appel : 99% des sociétés doivent se réinventer pour embrasser ces évolutions d’audience. Emmanuelle Duez livre son analyse et esquisse les transformations auxquelles les entreprises vont devoir faire face.
En quoi cette génération Y se différencie t-elle particulièrement des précédentes ?
Dans l’entreprise, de tous temps, les gens ont voulu et ont eu besoin de sens, de transparence, de confiance, de reconnaissance individuelle et collective. La grosse différence aujourd’hui, c’est que ces besoins deviennent non négociables, avec un impératif d’instantanéité. Jusqu’à présent les collaborateurs pouvaient accepter de ne pas trouver d’écho à ces aspirations-là puisque l’entreprise leur donnait autre chose en échange. Ils pouvaient se projeter sur le long terme. Le deal est très différent pour les jeunes générations puisqu’on vit dans un monde professionnel précarisé. Sociologiquement ensuite, il y a deux différences fortes : d’abord la génération Y est la première à avoir grandi dans un univers numérique. Instantanéité, transversalité, rapidité, ouverture, interconnexion… ces valeurs du « digital » sont poreuses avec le monde de l’entreprise, les digital natives les apportent avec eux. Enfin, il s’agit de la première génération qui est sociologiquement mondialisée. Alors que jusqu’à présent une génération se considérait toujours par rapport à une culture donnée.
À l’horizon 2025, comment le monde du travail sera-t-il impacté par ces nouvelles générations et leurs attentes ?
Je pense que la fin du salariat n’est pas prête d’arriver, même si on vit un phénomène de mode autour de l’entreprenariat. En réalité les gens ne sont pas plus entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. Pour faire vivre des start-up, il faut des grands comptes, aussi je pense qu’on va observer une stabilisation entre le monde des structures traditionnelles, qui vont rester avec leurs salariés et le monde des start-up qui va probablement grossir un peu sans toutefois être exponentiel. Et en 2025, contrairement à ce qu’on imagine, on ne va pas transformer toute les entreprises en Google. Le raz de marée digital emporte avec lui tout ce qui est superficiel pour ne laisser apparentes que les aspirations essentielles : le retour aux fondamentaux du management. Enfin, en 2025 on aura compris qu’il faut sacraliser les fonctions managériales et RH. Toutes les personnes dont le rôle est de prendre soin de l’engagement des hommes vont devenir absolument cruciales. C’est sur ces postes là que va se jouer la guerre des talents.
Que devront faire les entreprises pour attirer et savoir retenir ces candidats aux nouvelles aspirations ?
Les entreprises qui auront survécu en 2025 et qui seront toujours leaders en termes d’attraction et de rétention des talents, sont celles qui auront compris que derrière la révolution digitale, il n’y a pas une histoire d’outil mais de transformation culturelle et de réhabilitation des fondamentaux. Il y a un terme qu’on entend très souvent dans l’entreprise c’est le mot Care qui n’existe pas en français d’ailleurs, c’est très révélateur… Care, « prendre soin de ». La plupart des jeunes qui débranchent la prise parce qu’ils ne trouvent pas chaussure à leur pied appellent de leurs vœux à ce qu’on prenne soin d’eux. Les entreprises qui auront compris ça seront en avance de phase.
Il faudra qui plus est compter avec les mutations mêmes du travail, l’émergence de nouveaux métiers, la disparition de certains…
Il y a des chiffres assez éloquents : 60% des métiers qui embaucheront en 2030 n’existent pas encore. On parle de 50% des compétences présentes aujourd’hui en entreprise potentiellement obsolètes d’ici 2 ans. On parle aussi du fait qu’un salarié pourra être amené à exercer 14 métiers différents dans sa vie. La nature même du talent va changer. Le talent ne sera plus celui qui sort d’une grande école ou qui aura fait une formation parfaite par rapport à un poste donné, le talent sera celui en capacité de se réinventer en permanence dans sa formation, dans son expertise. Cibler ce genre de population sera plus compliqué pour les recruteurs.
Comment capter efficacement ces talents et s’adapter à ces trajectoires ?
Il va falloir mener une réflexion en profondeur sur la révolution culturelle indispensable plutôt que d’aller vers des outils qui ne répondent pas aux véritables enjeux. Pour les repérer il va falloir avoir une transformation profonde du métier de recruteur, puisque que la forme même des talents a changé.
Qu’en sera-t-il du phénomène du cumul des emplois et de l’ubérisation dans cette équation ?
Ça va se développer considérablement, puisque les emplois à temps plein sur le long terme vont devenir de plus en plus rares. C’était plutôt l’apanage des cols bleus, ceux qui avaient du mal à arrondir les fins de mois. Je pense que ça deviendra de plus en plus l’attribut des cols blancs. Dans les vingt prochaines années, on devra être capable de jongler entre les différents moments de sa vie en termes de carrière, mais également entre les différents moments de la journée, de la semaine. Cela nécessite que les gens se prennent en main. Il faudra être proactif dans sa formation, dans la construction de sa trajectoire.
Quel environnement privilégier pour permettre aux différentes générations de collaborer
de façon fructueuse ?
Je crois au management différencié. A partir du moment où vous avez des générations qui n’ont pas passé le même deal avec l’entreprise, le seul en capacité de faire tourner la machine, c’est le manager de proximité : il doit être capable de manager différemment des gens qui ne sont pas là pour les mêmes raisons. Pour résoudre ces complexités et ces paradoxes, il faudra un renforcement de la fonction managériale pour stimuler l’engagement des collaborateurs. C’est une fonction support de la performance, absolument stratégique et centrale : sans engagement pas de performance.
Quelle place pour la marque employeur en tant qu’outil dans la promotion des valeurs auprès des nouvelles cibles que sont ces générations ?
Les entreprises qui tireront leur épingle du jeu en matière de marque employeur seront celles qui auront une véritable sincérité, une transparence et une symétrie entre ce qu’elles prônent dehors et ce qu’elles sont dedans.
Que peuvent faire les entreprises pour préparer dès aujourd’hui toutes ces mutations ?
Le seul vrai moyen de se rendre compte de ce qui est en train de se passer sans tomber dans les pièges de la digitalisation à outrance, des outils en lieu et place d’une véritable remise en cause, c’est d’être en capacité d’écouter les collaborateurs d’aujourd’hui. Ils ont la clef des enjeux de transformation de leur entreprise. Côté dirigeants, il faut laisser de côté ses certitudes et descendre un peu dans l’arène.
Peut-on déjà voir se dessiner des pratiques novatrices sur le sujet dans certaines entreprises ?
On peut citer Kiabi, Leroy Merlin. Et Carglass, multinationale où l’on évalue les managers sur leur capacité à créer un bon climat social. Leur variable dépend de ça, c’est extrêmement vertueux : l’engagement est très fort, le turn over très faible. Certaines entreprises mettent en place des shadow comex qui sont des comités consultatifs miroirs composés de jeunes collaborateurs qui travaillent sur les futurs enjeux de l’entreprise, internes et externes. Ça ne vient pas forcément des entreprises qui ont le vent en poupe mais de celles qui comptent l’humilité dans leur culture. Elles avancent loin de l’écho médiatique mais s’attardent beaucoup plus profondément sur ces sujets.